« Fragile, tremblante, une espérance naît », écrit Marie-Paule Défossez dans les premières pages de son ouvrage. Elle évoque ainsi les différents mouvements des Indignés, elle fait aussi allusion aux printemps arabes en leurs commencements. Mais c’est à une autre insurrection, celle des cœurs et des consciences, qu’elle en appelle tout au long de ces 180 pages, un soulèvement des « bons samaritains », nous aurons l’occasion ultérieurement d’expliquer cette expression.
L’auteure montre qu’au cours de l’histoire humaine se sont produites des libérations politiques et sociales qui ont été en même temps des libérations spirituelles, hélas très vite « récupérées » par des institutions qui ont fini par figer, puis par dévoyer sinon par trahir leurs intuitions premières. Parmi ces institutions, il y a les religions nées pourtant d’élans spirituels. Elles ne sont plus soucieuses que d’encadrer l’appel unique qui s’adresse à chaque homme, à chaque femme dans sa singularité et de le transformer en vérité uniforme, absolue, dont leurs « appareils » se prétendent les seuls détenteurs.
Le christianisme n’a pas échappé à cette évolution ou plutôt à cette régression. Ainsi la portée du message du Christ est-elle affaiblie, voire affadie. Il semble qu’entre la naissance et la résurrection du Christ, sa vie humaine devienne seconde, de même que ce qu’elle laisse transparaître de son message à propos du royaume de Dieu à construire, c’est-à-dire une société terrestre plus aimante venant parachever l’ensemble de l’univers vivant. L’auteure regrette que la résurrection du Christ, fondement obligatoire de la religion pour un/e chrétien/ne, oblitère la signification profonde de sa vie terrestre partagée avec les hommes et les femmes de son temps. La croyance en la Résurrection, affirme-t-elle (p. 108), n’est pas le fondement premier de la foi chrétienne. Elle n’en est que le second. Le signe même où l’on reconnaît Jésus c’est le renversement d’ordre entre le premier et le second. La foi en Jésus s’incarne en amour vécu au quotidien ou elle n’est pas.
Par conséquent la profondeur inouïe de certains actes posés par Jésus et de certaines de ses paraboles demeure dans l’ombre. Marie-Paule Défossez, dans ce qui représente à mon sens les plus belles pages de son ouvrage, se livre à une relecture de plusieurs d’entre elles, dont celle de la rencontre avec la Samaritaine (Jean, IV). La théologie classique a surtout retenu de cette rencontre l’annonce par le Christ de sa messianité. Or l’annonce de Jésus va bien au-delà, elle n’est pas d’abord révélation de son identité personnelle, elle est surtout et avant tout celle de l’identité de la Samaritaine et des gens auxquels elle répercute ensuite les paroles du Christ. C’est le secret de leur identité à eux, de leur libération à eux qui s’accomplit maintenant, qui s’accomplit aujourd’hui et qui conduit dès lors chacun/e à tenter de créer une société humaine renouvelée de l’intérieur, dans sa vie quotidienne, fût-elle la plus « banale ». Car Dieu est dans l’amour du proche et c’est l’amour du proche qui conduit à l’amour universel et non l’inverse. Au passage, dit l’auteure, les Samaritains sont réintégrés dans l’histoire biblique. Ils croient que Jésus est le « sauveur du monde », c’est la seule fois que cette expression est utilisée dans les Évangiles.
Ainsi Jésus révèle-t-il un peuple à lui-même, qui ne se limite certes pas aux seuls Samaritains car le mot peuple n’est pas à prendre au sens national ou ethnique. Il est le « sel de la terre » le « bon grain au milieu de l’ivraie ».
Seconde parabole à propos de laquelle la compréhension du message humain du Christ a été tronquée : Marie de Béthanie, sœur de Lazare et de Marthe, lave les pieds de Jésus (Jean, XII). Significativement, la Bible de Jérusalem n’intitule pas cet épisode le lavement des pieds mais l’onction de Béthanie. Les divergences entre les évangélistes sont encore plus révélatrices : Mathieu et Marc affirment que le parfum fut versé par une femme anonyme sur la tête du Christ. Quant à Luc, il fait de cette femme une prostituée que la tradition s’est plue à confondre avec Marie de Magdala.
Pourquoi avoir appelé onction le lavement des pieds ? C’est que la première a une signification religieuse et désigne le Messie alors que le second n’est pas un geste religieux mais de service. Et pourquoi la version des autres évangélistes diffère-t-elle de celle de Jean? C’est qu’ainsi on ne fait plus le rapprochement avec un autre texte de Jean, celui du lavement des pieds des apôtres par Jésus, qui a lieu quelques jours après le premier. Dans un dialogue en esprit entre un homme et une femme – sans hiérarchisation – Jésus reprend le geste d’une femme pour en faire le pilier de son enseignement et montre à ses amis masculins que l’amour traduit par un service humble et quotidien n’est en rien une spécialité réservée au sexe féminin. Et a été également occulté que ce service se déroule juste avant l’Eucharistie ! Très vite en effet, dans l’Église primitive, le service des tables dont le lavement des pieds faisait partie a été abandonné.
Mais ce peuple révélé à lui-même par Jésus, pourquoi est-il nécessaire qu’il se lève à nouveau aujourd’hui ? Parce qu’il faut un peuple capable d’opposer les forces de l’amour à toutes les forces de mort à l’œuvre en ce XXIe siècle commençant. Ni des individus dispersés ni une foule ni une masse encadrée par l’institution religieuse ne constituent ce peuple. Souvent, trop souvent, les membres de l’Église catholique – auxquels Marie-Paule Défossez s’adresse d’abord quoique non exclusivement – ont préféré le miracle au message, le service du Dieu lointain à celui de l’homme proche, la dictature des dogmes à l’exigence de l’amour quotidien, l’exclusion du sexe féminin au dialogue avec lui, et, quand ils étaient clercs, l’obéissance passive du peuple à son intelligence prophétique. Or le peuple qui doit se lever, c’est celui qui fait alliance entre homme et femme et entre service quotidien du proche et amour universel, amour qui peut déplacer des montagnes et qui rend l’intelligence humaine capable de se surpasser et d’accomplir des prodiges individuels et collectifs.
Ce peuple existe au sein des croyants catholiques – mais pas seulement eux – sur les « parvis » et à l’intérieur mais, contrairement à beaucoup de groupes ou de peuples opprimés, ces croyants sont les seuls à ne pas vouloir manifester ensemble sur les places ; en cela disciples de Jésus parce qu’humbles mais risquant de mettre la « lumière sous le boisseau ».
Comment ce peuple peut-il tout à la fois se constituer et se rendre visible et audible ? L’auteure souhaite qu’il renoue avec la tradition de la fête du peuple, de la fête des peuples que fut d’abord celle des Rameaux, et qu’il utilise les medias contemporains, Internet au premier chef (dont on sait le rôle dans les grands mouvements actuels), qui démultiplieraient et mondialiseraient son audience. Le rassemblement sur les places serait en même temps un témoignage et une prise de conscience pour le peuple des Évangiles comme pour les autres. Il émanerait de « pionniers » venus de l’intérieur et de l’extérieur du catholicisme institutionnel, ceux qui en sont exclus comme ceux qui l’ont quittée silencieusement, tout comme les plus soucieux de la transmission du message qui, paradoxalement à cause de ce souci, demeurent à l’intérieur, parmi eux des prêtres et des évêques, et font tourner les communautés paroissiales et diocésaines avec une constance, un désintéressement, une foi héroïque que Marie-Paule Défossez salue hautement. Elle veut les nommer les Nouveaux Samaritains et leur assigne deux objectifs : entonner le plus fort et le plus intelligemment possible la chanson du message évangélique pour le monde et s’adresser directement aux responsables religieux.
De rassemblement en rassemblement, de proche en proche, ce peuple s’élargirait et se grossirait d’hommes et de femmes de bonne volonté, venus de tous les horizons spirituels.
Mais il faudrait se présenter autant de fois que nécessaire, de plus en plus nombreux, en se souvenant du passage de la Bible où les encerclements successifs de Jéricho ont raison de la citadelle qui finit par s’ouvrir.
Des questions demeurent en suspens auxquelles sans doute l’auteure répondra au cours des débats que son ouvrage va susciter : entre ces moments forts comment maintenir justement ce peuple rassemblé ? Quelle/s action/s entre ces rassemblements ?
Annie Crépin
Marie-Paule Défossez, Le Printemps des peuples, Éditions du Valhermeil, 2014, 181 p.,15 Euros.