Exposé de Marie-Thérèse Van Lunen Chenu
Atelier « Les femmes face aux intégrismes religieux »
organisé par la Commission » Lutte contre les extrémismes religieux » de la CLEF – Conférence régionale des Nations-Unies Europe-Amérique du Nord
Genève – 17 janvier 2000
« La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion » disait Napoléon. Et nous, femmes d’horizons, croyances, religions diverses, nous nous demandons aujourd’hui comment seraient les religions sans l’inégalité des sexes.
A Bruxelles, en 1975, j’étais chargée, moi catholique connue comme féministe critique et pratiquante, de préparer avec une amie de la Libre Pensée, l’une des premières livraisons du GRIF, n°8 exactement, qui allait faire date sous le titre : » Des femmes accusent l’Eglise « . Des femmes ? Certaines d’entre nous considéraient ce nouveau défi comme le coup de grâce final porté aux religions et elles s’en réjouissaient ; d’autres y étaient absolument indifférentes ; d’autre encore, comme moi-même, loin de craindre la radicalité de l’épreuve s’en félicitaient comme d’une chance d’épuration fondamentale…
J’appartiens à l’association Femmes et hommes en Eglise, membre avec 23 autres qui veulent des réformes profondes dans le christianisme, de la Fédération des réseaux du Parvis. Notre commission féminine est membre de la CLEF, Coordination française du lobby Européen des Femmes, et engagée spécialement dans sa lutte contre les intégrismes. Depuis la création de FHE en 1970, nous n’avons jamais imaginé pouvoir travailler au respect de la pleine dignité des femmes, et à leur totale égalité avec les hommes jusqu’au partenariat, autrement que sur les deux champs interdépendants de la société et de l’Eglise.
Traditionalisme, intégrisme, totalitarisme, extrémisme
» Il n’y a pas de choix religieux qui puisse évacuer le rapport à la tradition » affirme Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris. (*). Le croyant, la croyante s’inscrit dans une lignée…Dans chaque communauté la continuité s’exprime par des rites qui sont autant de façons de faire mémoire…Dans le judaïsme, le christianisme et l’Islam la référence au Livre est le repère fondateur par excellence. Mais chaque croyant fait référence en même temps à la doctrine qui s’est constituée au cours du temps, à travers des commentaires successifs, et aussi à des coutumes, une tradition orale, des rites, une liturgie etc.
La tradition est susceptible d’interprétations diverses, de lectures différentes, voire opposées : les conflits religieux sont très souvent des conflits qui engagent la définition de la » tradition authentique « …
En somme, les débats religieux mettent en jeu deux conceptions différentes de la tradition :
– D’un côté, prévaut une vision fondamentaliste de la tradition – lecture littérale des textes, prétention à la permanence et l’immuabilité de la tradition (même si celle-ci s’est fixée plus tardivement que le message fondateur … des traditions corollaires étant souvent prises pour La seule Tradition ).
– De l’autre côté, se dégage au contraire une visée de la tradition dans son histoire. Elle est patrimoine en création constante – et nous ferons référence aujourd’hui à la richesse tout aussi indispensable et trop peu explorée du matrimoine -. Tradition, donc « que la communauté religieuse, dans son ensemble, construit dans la longue durée, en réinterprétant continuellement le sens qu’elle entend donner à la fidélité croyante ». Un exemple pour nous catholiques, en est ce que le Concile catholique Vatican II (1961 – 1965) a réussi comme « aggiornamento » (mise à jour) en appelant à une nécessaire lecture des « Signes des Temps ».
Actuellement, l’intégrisme catholique
L’intégrisme catholique actuel se trouve encore fortement marqué par la logique intransigeante du catholicisme intégral qui prétendait, au milieu du XIXème siècle, faire échec aux acquis de la révolution, au modernisme et à ses apports scientifiques. L’affirmation de l’autonomie du sujet et l’élaboration croissante de critiques vis à vis de certains contenus et pratiques de la religion entraînent une distanciation par rapport à la loi naturelle.
Il en a résulté cette méfiance et ces condamnations du Syllabus (1864) dont l’attitude des clercs, mais aussi de certains laïcs, n’est pas encore purgée, ainsi que le durcissement de la doctrine de l’infaillibilité du Pape jusqu’à l’ériger en dogme en 1870. Ce dogme est invoqué abusivement aujourd’hui – ce recours s’est même opéré sans ou même contre la collégialité des conférences épiscopales – justement sur ces trois questions brûlantes qui touchent de près au statut de la femme et de la sexualité : question du célibat sacerdotal ( interdiction du mariage des prêtres ), de l’ordination des femmes et de la virginité physique de la Vierge Marie.
Je voudrais appuyer le jugement qui va suivre sur un double critère : la référence aux droits et valeurs afférentes aux Droits de l’Homme aujourd’hui, jointe à cette expérience positive – chèrement acquise en France et dont nous sommes fières aujourd’hui – de ce que peut et doit être la laïcité en tant que respect, dialogue et échanges profitables à la démocratie.
Au nom de la laïcité que nous travaillons et sommes engagées ensemble, femmes incroyantes et croyantes d’obédiences diverses, afin qu’aucune de nos religions ne retienne des dogmes et pratiques issues du passé patriarcal, qui s’opposeraient à la pleine dignité, liberté, responsabilité et capacité effective des femmes, ou plus grave encore, afin qu’aucune de nos religions ne retienne ou n’engendre des formes d’intégrismes et extrémismes directement dirigés contre les femmes.
Force est de constater qu’il est deux points sur lesquels l’Eglise catholique fait exception aux valeurs en cours et normes juridiques codifiées par les Nations Unies, spécialement par la Convention CEDAW (Sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes) et ces deux points déterminent directement le statut de la femme ; ce sont l’un pesant sur l’autre :
- la restriction de leur liberté-responsabilité en matière de sexualité-maternité,
- et le maintien d’un sexisme qui interdit la participation plénière des femmes à la vie et aux ministères de l’Eglise romaine.
* Pour évoquer le premier point, je fais appel à vos souvenirs : l’attitude du Vatican a été largement dénoncée lors des Conférences des Nations-Unies sur la population – Le Caire 1994 et lors de la Conférence de la Femme – Pékin 1995. La presse mondiale s’est émue alors des alliances que le Saint-Siège a cherchées et parfois conclues avec des partenaires, gouvernements, qui maintenaient les femmes dans une cruelle sujétion sexuelle. Certains d’entre eux, islamiques, avaient en toute logique, dès l’Assemblée plénière des Nations-Unies en 1979, refusé la Convention CEDAW pour le motif qu’elle était contraire à leur religion.
Quant aux énoncés de la Plate-forme de Pékin étaient-ils si déplacés ? Les droits des femmes si dangereux et exorbitants ? Je vous renvoie à l’article 96 : » Les droits fondamentaux des femmes comprennent le droit d’être maîtresses de leur sexualité…y compris en matière de procréation, sans aucune contrainte, discrimination ou violence et de prendre librement et de manière responsable des décisions en ce domaine « . Cet acquis fut salué comme celui qui confirmait » les droits sexuels des femmes « . L’appréciation était trop courte et nous fûmes trop peu à démontrer alors qu’il s’agissait bien, à l’occasion du droit des femmes, du premier énoncé des droits sexuels de la personne. La définition de la santé intégrait la sexualité en tant que bien-être, responsabilité et capacité de relations. Mais voilà, le lien ancestral entre transmission de la vie, sexualité, plaisir, libre choix du sujet et autonomie de la femme était dénoué alors que la hiérarchie romaine privilégie encore la loi naturelle malgré ce qu’il en coûte tout spécialement aux femmes et malgré le frein que cela pose à leur vie personnelle. Quelques mauvaises langues prétendront même que Rome tient justement à conserver à ce que soit conservé ce frein…
Quant au deuxième point il se constate aussi objectivement qu’il s’énonce brutalement : dans la vie civile le sexisme est prohibé par les lois mais s’attarde ici et là dans les mœurs alors que dans l’Église catholique romaine le sexisme demeure encore, codifié dans les lois, le droit canon, et organisé dans les pratiques et rituels.
Il ne s’agit pas uniquement du refus de l’ordination des femmes bien que cette interdiction du sacerdoce résume et symbolise spontanément toutes les autres. Vous le savez peut-être : l’argument qui fondait traditionnellement le refus de l’ordination sur l’état d’infériorité (imbecillitas naturae) et conséquemment sur le statut de sujétion de la femme, ont été abandonnés. Rome a choisi d’invoquer d’abord un argument symbolique de ressemblance » naturelle » des hommes avec le Christ, puis – comme cela était invalidé, moqué et rejeté par des théologiens sérieux -, le Vatican s’est réfugié dans le recours récent à l’argument déclaré infailliblement définitif de la tradition. Cela n’a pas fait taire évidemment une contestation croissante sur les conditions actuelles d’interprétation de la tradition. Personne ne peut nier que les femmes en sont exclues et que c’est aujourd’hui, dans toute communauté quelle qu’elle soit, faire fi de tout réalisme. Contradiction plus scandaleuse encore au sein d’une communion de membres que le même baptême veut attacher au Christ comme frères et sœurs.
Triple contestation qui s’accroît
Voici donc l’institution romaine placée au cœur de contestations inextricables :
- Une première ligne de tension qui passe désormais entre les religions. Spontanément on est tenté de jauger leur véracité à l’aune du statut qu’elles reconnaissent à tous leurs membres. A l’heure de l’œcuménisme, des divisions supplémentaires existent désormais entre les différentes confessions chrétiennes selon le statut qu’elles reconnaissent à leurs membres féminins. Notre amie protestante nous en dira plus long sur le sujet.
- Tout aussi paradoxal, nous l’avons vu ce sexisme dans l’institution catholique. Par là, elle affiche son retard et décalage, sa contradiction flagrante d’avec la société civile alors, que pendant des siècles, il y eut concordance entre le statut civil et le statut religieux de sujétion de la femme ( le christianisme sachant même créer des avancées significatives – dignité reconnue, femmes témoins devant les tribunaux ecclésiastiques, consentement personnel des futures épouses exigé pour le mariage religieux ; instruction possible dans les écoles religieuses, à des époques où les femmes ne pouvaient témoigner, étaient contraintes par leur père et n’avaient pas accès à l’instruction des garçons…-)
- Il est clair enfin qu’au sein de la communion catholique elle-même, le débat ne fait que s’aggraver : le refus systématique de dialogue se transforme en autoritarisme jugé de plus en plus comme pusillanime et sectaire, gravement en rupture de sens avec une part croissante de la communauté croyante.
Dans le même temps, la théologie féministe, le courage et les compétences des femmes dans de larges secteurs de la vie communautaire, apportent aujourd’hui leur lot de créativité, de débat fructueux et d’encouragements probants. Mais on constate aussi de larges ruptures : les femmes quittent proportionnellement l’institution Église plus nombreuses que les hommes…
On comprend bien – et les femmes les premières – qu’il sera très vite intenable pour l’institution catholique de se trouver en double contradiction : contradiction avec les valeurs pratiques de parité qui se font jour et s’organisent dans les sociétés civiles en référence à ces Droits de l’Homme qu’elle-même a enfin appris à défendre jusqu’à la tribune des Nations-Unies, et contradiction avec ses propres principes.
Pourtant le message évangélique reste vivace dans son prophétisme. On s’étonne – jusqu’à parfois s’en émerveiller – de ce que, vingt siècles avant que la société civile ne puisse l’assumer, le christianisme condamnait, dans l’épître de Paul aux Galates, à la fois l’esclavagisme, le racisme et le sexisme, proclamant qu’ » En Christ ressuscité, il n’y a plus ni Juifs, ni Gentils, il n’y a plus ni esclaves ni hommes libres, il n’y a plus ni hommes ni femmes, vous êtes tous un dans le Christ Jésus « .
Marie-Thérèse van Lunen Chenu
(*) Danièle Hervieu-Léger in Tradition, traditionnalisme, Intégrisme hier et aujourd’hui. Texte repris d’une conférence donnée à Bernay – 04/07/1997