Il y a maintenant dix ans que le deuxième Concile du Vatican s’est achevé. Chacun a pu reconnaître dans l’Église des évolutions, des ouvertures, de nouvelles possibilités de liberté. Celle que nous prenons en publiant ce texte en témoigne.
Mais chacun a pu constater aussi que, comme par le passé, des droits fondamentaux des chrétiens continuent d’être méconnus et lésés. Nous ne pouvons plus nous résigner à cet état de fait. Nous nous sommes donc décidés à mettre noir sur blanc ce qui nous paraît constituer quelques uns des droits inaliénables des chrétiens. Nous sommes prêts
à nous battre pour les faire respecter.
Pâques 1975
Droits et espérances des chrétiens
Préambule
L’Église du Christ n’a qu’une loi: la liberté de l’amour, et trouve en elle sa constitution.
L’Église est, indissociablement, Corps du Christ et société historique ; elle ne peut éviter de donner une expression juridique aux relations originales qui existent entre les chrétiens. L’Église a besoin d’un droit.
Les conditions nouvelles de la vie des hommes obligent présentement l’Église à un aggiornamento de son Droit: ce Manifeste entend apporter sa contribution à celui-ci.
II le fait en manifestant le caractère original de la communion que forme 1’Église et, par voie de conséquence, la nature spécifique de son droit. Ainsi ne saurait-il se présenter comme un simple catalogue des droits et devoirs, à la manière dont s’organise la liberté politique et sociale. La liberté des chrétiens s’énonce aussi en termes d’espérance. S’il doit formuler des droits, ce Manifeste énonce en même temps des attentes. Par celles-ci la condition chrétienne atteste qu’elle est alliance avec Dieu, qu’elle repose sur la fidélité de Ses dons et qu’elle demeure tendue vers l’accomplissement de Ses promesses. Ainsi sera-t-il donné à voir et à vivre que l’Église n’est pas seulement une société régie par des rapports de droit, mais aussi une réalité à croire et à attendre, façonnée par des attitudes d’espérance. Vécue dans notre Église, l’espérance doit retrouver sa poussée prophétique : anticiper historiquement la vie et le droit de nos sociétés.
Ce Manifeste est provisoire, incomplet, améliorable. II est adressé à tous, personnes et groupes, pour provoquer prises de conscience, examen, révisions. Meilleure élucidation aussi. Geste fragile dans un monde où volent les mots et où seuls comptent les actes, il aura seulement l’audience qu’il se créera : il n’a pas d’autre autorité que celle de la vérité de l’esprit qu’il aura su transcrire.
Les premiers signataires de ce texte appartiennent à la communauté « catholique romaine » et se situent dans le contexte de leur Église. Sans doute des conditions analogues pourraient être relevées dans d’autres confessions. Ce Manifeste ne pourrait-il avoir une portée œcuménique ?
Invités à parcourir à nouveau les grandes avenues de la liberté chrétienne, les chrétiens oseront-ils s’y engager ? La liberté ne se donne pas, elle se prend.
1. Tout chrétien est chez lui dans l’église.
Fidèle à son baptême, il appartient radicalement à l’Église et a un droit à sa vie sacramentelle : aucune décision arbitraire ne peut l’en priver.
S’il trahit la confession de foi ou le témoignage chrétien dans le monde, la communauté peut constater sa défection. Le Nouveau Testament atteste cette pratique.
Mais ce droit et ce devoir de vérification sont d’exercice exceptionnel. Ils ne fondent nullement les pouvoirs sans cesse accrus que se sont accordés, depuis quelques siècles, des autorités de façon séparée. Et cela parfois sur des points de discipline ou de théologie qui n’ont souvent rien à voir avec l’Evangile et la réalité des ministères reconnus par l’Église primitive selon le Nouveau Testament. Les Chrétiens victimes de telles mesures ont le droit d’en appeler dans leur conscience, des pratiques que s’accorde l’Église d’ici et de maintenant, à l’Église de partout et de toujours.
2. Tous les chrétiens sont d’égale dignité.
La diversité des formes de vie, des responsabilités, des ministères, des charismes, établis au service de la communion et au bénéfice de la charité, ne saurait porter atteinte à l’égale dignité de tous dans la condition chrétienne.
Le cléricalisme inhérent à l’organisation actuelle de l’Église est générateur d’inégalités et de discriminations. Tout chrétien a droit a une protection égale contre toute discrimination et à un recours effectif contre toute violation de cette égalité, devant sa communauté et ceux qui doivent veiller sur sa fidélité à l’Evangile
3. Tous les chrétiens sont libres dans l’esprit.
En dépassant les peurs et les étroitesses de la société chrétienne, le Conseil Œcuménique des Églises et le Concile Vatican II ont su reconnaître le droit à la liberté religieuse. Ce n’est qu’un premier pas ; d’autres doivent suivre, qui devront vaincre d’autres peurs et d’autres falsifications, en direction de la liberté spirituelle.
Les institutions de 1’Église reposent sur la liberté de la foi, celle des personnes et des communautés chrétiennes ; elles n’ont pas d’autre principe et d’autre but que cette liberté. C’est pourquoi les chrétiens sont en droit d’attendre que les structures ecclésiales, les ministères conférés par ordination et les autres services de la vie chrétienne concourent à susciter et à développer sans cesse l’exercice de leur liberté spirituelle.
L ‘Evangile fait à tous un devoir de lutter contre toute pratique ou toute attitude qui aboutirait en fin de compte à aliéner cette liberté-là.
4. Tous les chrétiens ont le droit de vivre selon leurs convictions.
Ils possèdent le droit inaliénable de mener, dans leur vie privée et publique, une existence qui soit en conformité avec les convictions de leur foi chrétienne. L’Evangile propose des critères pour 1’exercice de ce droit: éviter le scandale inutile des plus petits des frères dans la foi, construire le Corps du Christ, permettre la louange à Dieu.
C’est dans la recherche de cohérence et d’harmonie entre ce qu’ils professent en leur cœur et ce qu’ils pratiquent en leurs mœurs que se joue et s’atteste pour les chrétiens la liberté selon l’Evangile.
5. Tous les chrétiens ont une conscience.
Ils ont le droit de chercher et de vivre avec leurs frères les attitudes et les comportements qui réaliseront pour eux les exigences évangéliques dans le domaine moral.
Il y a plusieurs manières de traduire concrètement l’existence chrétienne en matière morale: cette diversité garantit et fonde le droit, et donc le devoir, de la recherche et de l’innovation réfléchies et risquées.
Dans ce double effort, sans cesse à reprendre, les chrétiens peuvent espérer le secours de leurs frères et l’aide de leur communauté. Une seule autorité peut finalement être invoquée en ce domaine : la vérité normative qu’est à elle-même la liberté éclairée et responsable.
6. Tous les chrétiens sont libres et responsables de leurs choix politiques.
Ils sont libres de traduire dans le champ politique la prise de parti de 1’Evangile en faveur des opprimés, des dépourvus, des laissés-pour-compte. Ils ont le droit d’orienter leur pratique politique selon un projet de société, lucide quant aux mécanismes de la vie sociale, capable de combattre les situations d’injustice et d’oppression qui sont intolérables pour ceux qui se réclament de l’Evangile. Ce faisant, les chrétiens sont amenés à choisir leurs vraies solidarités, au prix des ruptures qui s’imposent.
La communauté chrétienne est appelée à donner à chacun de ses membres le témoignage libérateur de la foi qui l’anime. Elle peut aussi, si elle est effectivement engagée, exercer une fonction critique au bénéfice de tous et de chacun, en reconnaissant ses divisions et les diversités de projets qui orientent ses membres.
Sans se laisser arrêter aux situations acquises, quitte à combattre les complicités et les privilèges par lesquels des institutions de l’Église se trouvent liées, il appartient à la liberté chrétienne de vouloir un avenir politique nouveau.
7. Tous les chrétiens sont des hommes libres dans la vie de la culture et de l’art.
La pleine participation aux créations de la science et de l’art, à la vie culturelle et à la recherche du vrai fait partie de la liberté chrétienne. Aucun critère extérieur aux démarches intellectuelles et aux expériences fondamentales de la création culturelle ou artistique ne peut ici être invoqué pour interdire ou limiter cette liberté. Il appartient à la vitalité de l’espérance de rencontrer et de transformer, sans les dénaturer, ces expériences fondamentales de telle sorte qu’elles aident l’existence chrétienne à s’approfondir, à se renouveler et à s’exprimer en des contextes culturels nouveaux.
8. Les chrétiens ont le droit de confesser la foi selon leurs cultures.
Le baptême confère aux chrétiens le droit et le devoir de dire la foi qu’ils reçoivent dans l’Église et qu’ils s’approprient dans leur conscience.
Tandis qu’elle comporte pour eux l’exigence de rechercher l’intelligence de ce qu’ils croient, cette liberté de la confession inclut le droit de transcrire celle-ci dans des expressions nouvelles, compréhensibles dans leur culture.
Cette recherche et cette traduction demeurent soumises aux critères de fidélité qu’exprime « la règle de foi », ceux en particulier qui assurent l’unité de la foi. Les chrétiens peuvent donc espérer la confiance et l’assistance des ministres qui ont reçu un rôle propre dans la prédication de la foi.
9. Les chrétiens qui se livrent à la recherche théologique doivent être respectés et protégés
Le droit à la recherche théologique et à son expression responsable dans l’Église et dans la société fait partie de la liberté de la confession de foi, énoncée au numéro précédent. L’exercice de ce droit engage une responsabilité dans 1’Église. En particulier, la communication publique des premiers développements d’une recherche ne saurait avoir le même statut que celle d’un résultat déjà assuré.
En cas de conflit avec l’autorité doctrinale des pasteurs de l’Église, le théologien a droit à toutes les garanties et protections que la loi accorde a tout citoyen (recours devant la juridiction compétente, indépendance et impartialité du juge, caractère public du procès, communication des actes, présomption d’innocence, assistance d’avocat pour sa défense, etc.). De plus, il peut espérer l’examen de sa recherche par ses pairs, mené avec loyauté et largeur d’esprit, l’instauration d’une libre discussion publique, ainsi que la correction fraternelle, humble et persévérante, prévue par l’Evangile.
10. Les chrétiens ont le droit de refuser publiquement la dissimulation.
Dans des circonstances graves, lorsque l’authenticité de l’Evangile et son rayonnement sont en jeu, la liberté chrétienne confère aux baptisés le droit d’aborder publiquement sur le fond les questions qui font problème et de dire les faits tels qu’ils sont. Ils doivent alors ne pas se laisser arrêter par les contingences d’opportunité du gouvernement ecclésiastique ou par les pressions qui ne manquent pas de s’exercer en alléguant la sauvegarde de la paix ecclésiale.
11. Tout chrétien garde un pouvoir de ]ugement.
Dans tous les cas autres que ceux concernant un article du Symbole de foi de l’Eglise, tout chrétien garde un droit limite au dissentiment : pour des motifs graves, après qu’il s’est loyalement appliqué à écouter les attendus et à comprendre les motifs d’une décision de l’autorité en matière de théologie, de morale ou de discipline, le chrétien possède en sa liberté spirituelle le droit de faire objection de conscience. Il doit alors assumer avec responsabilité les conséquences de son dissentiment et continuer à s’éclairer auprès de ses frères sans s’enfermer dans son désaccord.
12. Tous les chrétiens ont à répondre de leur foi.
Tout chrétien doit « être prêt à rendre raison, avec douceur et respect, de l’espérance » qu’il porte en lui (1 Pi 3,15). Davantage, il doit à Dieu et aux hommes le témoignage qu’il rend par son existence même (cf. n° 4) et dont la confession est l’expression formulée (cf. n° 8).
II a comme homme (cf. art. 18-19 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme) le droit d’exiger en toute circonstance la liberté de rendre compte de sa foi.
Le droit au témoignage est inaliénable. Aucune communauté, aucun chrétien ne peuvent s’en dessaisir, nul ne peut les en priver. Aucun groupement ne peut s’en arroger le monopole.
Qui témoigne de sa foi « en annonçant l’Evangile rend à Dieu un culte en esprit » (Rm 1, 9) et engage son espérance : il croit que sa parole pourra être entendue des hommes.
13. Dans l’unité de l’église, les chrétiens ont le droit de susciter des communautés diverses.
Le droit (affirmé au n° 1) à la vie communautaire de l’Eglise et à sa vie sacramentelle qui la fonde et l’exprime, n’entraîne nullement la nécessité d’un modèle unique de L’Église : l’unité et l’universalité de l’Eglise impliquent non l’uniformité, mais la diversité de ses réalisations.
A qui veut devenir chrétien est reconnu le droit de cheminer le temps nécessaire dans des communautés d’accueil, de recherche, d’initiation, qui sont de vraies cellules ecclésiales même si elles ne vont pas encore jusqu’au bout de ce que peut faire et être l’Église. Ainsi en va-t-il de la démarche catéchuménale quant à la pratique des sacrements.
Au chrétien est reconnu la liberté de chercher et de construire une communauté ecclésiale capable de réaliser la reconnaissance mutuelle de ses membres et un partage vrai entre eux. La grande variété des situations et des besoins aboutira ici à une large diversité de formes.
A chaque chrétien encore est reconnu le droit d’appartenir à divers genres d’assemblées chrétiennes, allant de la petite communauté de vie quotidienne jusqu’à l’ample rassemblement à l’occasion d’événements ou de fêtes.
Ce droit à la diversité comporte en contrepartie pour chaque communauté une exigence de catholicité, le devoir de veiller à ne point se clore sur elle-même et d’assurer la communion par la reconnaissance mutuelle des diverses autres communautés ecclésiales.
14. Les chrétiens ont le droit de célébrer l’eucharistie en vérité.
Tout baptisé a droit à la célébration de la liturgie chrétienne (cf. n° 1), au premier chef de l’eucharistie, qu’il célèbre avec toute l’Église dans sa communauté locale ou les diverses assemblées ecclésiales (cf. n° précédent).
La participation à l’eucharistie des chrétiens divorcés et remariés ou des autres chrétiens qui peuvent en être exclus (cf. n° 1) doit être régie par l’« économie » de la miséricorde, sans juridisme mais au nom même de l’Evangile de la miséricorde qui appelle à la réconciliation.
Aujourd’hui comme hier, l’eucharistie doit lentement conduire le chrétien à l’expérience mystérieuse de l’Esprit. Tandis qu’elle comporte donc pour lui l’exigence de rechercher l’authenticité et la vérité de la célébration, cette liberté de 1’eucharistie inclut le droit à la recherche liturgique, destinée à expérimenter des formes et expressions nouvelles au contact des forces vives de la culture et de l’art. Cette recherche demeure soumise à la structure et aux équilibres spécifiques de la tradition eucharistique. C’est pourquoi les chrétiens sont en droit d’attendre en ce domaine la collaboration des ministres qui ont une responsabilité originale, notamment dans la liturgie chrétienne.
15. Tous les chrétiens ont la liberté de prier.
Le premier lieu de la prière chrétienne est l’eucharistie de la communauté. Cependant cette priorité, loin de les exclure, appelle et requiert d’autres réalisations de célébrations et de multiples possibilités pour la prière des chrétiens.
Pour garantir l’exercice de cette liberté de la prière profonde, les chrétiens sont en droit d’attendre de leurs communautés une grande diversité d’expressions et le respect des cheminements personnels de la prière.
Les baptisés doivent pouvoir disposer d’espaces de respiration spirituelle et de silence, et de diverses méthodes d’accès à la prière personnelle. Ces méthodes seront toutes à relativiser et ne devront en aucune circonstance faire appel à des conditionnements sociologiques ou psychologiques abusifs.
En toute hypothèse, il est reconnu au chrétien la liberté de laisser 1’Esprit lui inspirer sa prière comme il veut, où il veut, quand il veut.
Premiers signataires
Gérard Bessière, Hugues Cousin, Patrick Jacquemont, Robert Jorens, Jean-Pierre Jossua, Bernard Lauret, Hervé Legrand, Henri Péninou, Michel Pinchon, Jacques Pohier, Bernard Quelquejeu, Bernard Rey, Hyacinthe Vulliez
Toute correspondance à propos de ce manifeste est à expédier à B. Quelquejeu, 20, rue des Tanneries -75013 Paris.
Ce manifeste a été publié la première fois dans “Le Monde » du 22 mars 1975 et sous la forme d’une brochure disponible chez Michel Pinchon, Gouville, 27400 DAMVILLE. La rédaction de ce manifeste a été améliorée grâce aux suggestions reçues par les premiers signataires. Cette version améliorée du manifeste, complétée par des commentaires et des considérants destinés à en fournir les attendus philosophiques et théologiques, à en fonder les diverses affirmations et à en éclairer la portée, a été publiée en 1976 par les éditions du Seuil sous le titre « Le Manifeste de la Liberté Chrétienne, Texte et Commentaires » et sous la signature de huit des premiers signataires, Gérard Bessière, Patrick Jacquemont, Robert Jorens, Jean-Pierre Jossua, Henri Péninou, Michel Pinchon, Bernard Quelquejeu, Hyacinthe Vulliez. Le texte du manifeste ici reproduit est le texte amélioré et publié par les éditions du Seuil.
Les premiers signataires de ce manifeste sont Gérard Bessière, Hugues Cousin, Patrick Jacquemont, Robert Jorens, Jean-Pierre Jossua, Bernard Lauret, Hervé Legrand, Henri Péninou, Michel Pinchon, Jacques Pohier, Bernard Quelquejeu, Bernard Rey, Hyacinthe Vulliez.
Le plan des quinze numéros qui composent le corps du manifeste peut être présenté comme suit :
Les trois premiers numéros posent les bases : droit radical d’appartenance ecclésiale pour les baptisés fidèles (n°1), leur égale dignité (2), leur liberté foncière dans l’esprit (3).
Les numéros quatre à sept détaillent les libertés selon les diverses dimensions de la vie : existence publique et privée (4), recherche morale (5), pratique politique (6), vie culturelle (7).
Les numéros huit à douze passent en revue les droits des chrétiens dans l’exercice de leur vie de foi : liberté d’une confession de foi intelligible et fidèle (8), garantie pour l’activité théologique (9), refus des hypocrisies (10), droit au dissentiment (11), liberté du témoignage de la foi (12).
Les trois derniers abordent les autres actes spécifiques de la vie chrétienne : communautés diversifiées (13), célébrations eucharistiques (14), enfin prière (15).