Plaidoyer pour « un modèle nouveau de sexualité polymorphe »

Article d’Alice Gombault

Cette expression figure au n°2 de la lettre aux évêques, émanant de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur la collaboration de l’homme et de la femme, diffusée le 31 juillet 2004.  Elle est, dans ce document, synonyme d’abolissement de la différence entre les sexes et de mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité. Ce terme m’est apparu plutôt comme un gage de diversité plutôt que d’aplatissement. N’y aurait-il même pas là un  modèle d’avenir, car c’est bien à la recherche d’un nouveau modèle de relation sexuée que nous sommes ?

Qu’ont donc recherché les féministes, rappelées à l’ordre dans ce texte ? A sortir, par divers moyens, d’une subordination ancestrale devenue  inacceptable. Comme on est passé par la lutte des classes, peut-être fallait-il passer par la lutte des sexes ? Néanmoins, cette stratégie n’a pas été celle de tout le monde. Un groupe comme Femmes et Hommes en Eglise[1], fondé en 1970 conjointement par des hommes et par des femmes, a toujours valorisé la stratégie du partenariat entre hommes et femmes pour obtenir une relation plus égalitaire entre eux. Il est curieux que ce mot de « partenaires » ne figure pas dans le document romain. Admettons qu’en parlant de collaboration et de réciprocité entre les sexes, il vise cependant la même réalité. Les nouvelles recherches anthropologiques en cours utilisent la catégorie de  genre.

L’association déjà citée, Femmes et Hommes en Église, a ouvert en 2002 à la bibliothèque du Saulchoir une unité de recherche et documentation intitulée « Genre en Christianisme ». Aucun domaine aujourd’hui ne peut éviter l’analyse en terme de genre, bien expliqué dans la lettre en question, comme étant la dimension culturelle du sexe, le sexe social en quelque sorte. Mais le document du cardinal Ratzinger voit dans la mise en valeur de cette dimension  l’occultation de la différence ou de la dualité des sexes. Il reproche de vouloir réaliser l’égalité des sexes en  libérant les femmes de leur déterminisme biologique. Il y voit une tentative plus générale qui consisterait à se libérer de ses conditionnements biologiques. Nous n’avons pas le même angle d’approche, car je voyais dans cette tentative, un progrès humain, une humanisation du biologique par le culturel. Nous savons bien aujourd’hui que la nature de l’homme est éminemment culturelle. On ne peut plus opposer culture à nature.

Ce sont du reste tous les dualismes qui sont à revisiter. Le haut et le bas, le ciel et la terre, la lumière et les ténèbres, le bien et le profane et le sacré, l’homme et la femme… Ces notions sont articulées par une logique du ou bien/ou bien, logique du tiers exclu. C’est la logique aristotélicienne qui permet de mettre de l’ordre dans la pensée. C’est celle de la Genèse montrant Yahvé mettre de l’ordre dans le chaos originel, en distinguant, en séparant.  Or aucune réalité n’est ou ceci ou cela. Pour rendre compte de la vie, il faut accepter que la logique du ou/ou soit travaillée par celle du et/et, pour aboutir à une logique complexe pouvant s’énoncer ainsi : soit ceci, soit cela, soit les deux. Nous introduisons ainsi le désordre dans le bel ordre établi. Les choses deviennent floues. Nous introduisons du déséquilibre dans une situation stable. Mais c’est aussi le déséquilibre qui va permettre d’avancer. C’est à la frontière de l’ordre et du désordre que du nouveau peut surgir, qu’une activité créatrice peut se déployer. N’en serions-nous pas là entre hommes et femmes ?

L’évolution de l’univers nous entraîne dans  un mouvement de complexification et de multiplication des relations. L’Europe, Internet, la mondialisation en sont des exemples récents et irréversibles. Les relations les plus intimes sont aussi touchées. Le « polymorphe »  est partout. L’apparition  de ces nouveaux  niveaux de complexité provoque des craintes légitimes, car ils sont porteurs de dérives, mais ils sont aussi la promesse d’un enrichissement de nos ressources de tous ordres. C’est cet enrichissement de nos connaissances et de nos relations  qui rend possibles  plusieurs réponses à une situation donnée, qui ouvre l’éventail des comportements et qui développe des facettes nouvelles aux identités masculines et féminines. Finalement cela  provoque une liberté inouïe, engendrant à son tour une énorme responsabilité – qualités humaines par excellence. D’un côté, nous sommes en plein désordre, c’est inconfortable,  mais d’un autre, c’est la condition du surgissement d’une nouvelle relation, d’un nouvel ordre capable d’apporter plus de satisfaction à l’humanité dans sa dimension sexuée. Pourquoi ne pas l’appeler « un modèle nouveau de sexualité polymorphe », où les rôles masculins et féminins seraient assouplis, les valeurs humaines non plus réparties entre les sexes mais communes, l’alternance entre eux de rigueur, l’évolution des relations, au cours d’une vie, prise en compte ? Triomphe de la variété à la place du modèle « immuable de l’anthropologie chrétienne ». A son tour, ce nouvel ordre sera à considérer comme un ordre provisoire, mouvant, évolutif. L’ordre définitif, c’est la mort.

Or les femmes et les hommes que je vois autour de moi n’ont pas renoncé à vivre ensemble. Ils ne semblent pas abandonner leurs différences, ils les valorisent parfois. Ils construisent leur identité par leurs échanges les uns avec les autres ; celle-ci  n’est plus définie uniquement  par leur appartenance biologique. Ils  expérimentent des façons nouvelles d’exister comme femmes ou comme hommes, comme mères ou comme pères. Ces façons évoluent au cours de leur vie.  Ils sont «  polymorphes ». Laborieusement, honnêtement et librement,  ils cherchent le bonheur qui ne va pas sans le bonheur de l’autre. C’est toute l’humanité sexuée qui pourrait être bénéficiaire de ce nouveau modèle. Le Dieu abstrait des philosophes est immuable, le Dieu vivant est polymorphe.

Alice Gombault


[1] Devenu FHEDLES (Femmes et Hommes, Égalité, Droits et Liberté dans les Églises et la société) en 2011.

Auteurs·trices : Alice Gombault

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